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De l'art d'assurer la direction d'une entreprise en 2024

Rédigé par Le Temps | 5 févr. 2024 15:56:11

Cet article a été écrit par Olivier Calloud, CEO. Il est extrait de la revue « L'œil économique parue dans Le Temps » le 2 février 2024.

Le rôle des directeurs généraux n’a jamais été aussi important dans la sortie de l’impasse systémique dans laquelle nous nous trouvons. Pour cela, il est essentiel d’accepter le monde tel qu’il est.

Quand on pose la question à ChatGPT sur le rôle d’un directeur général (CEO) d’une entreprise aujourd’hui, sans surprise, l’intelligence artificielle rappelle que celui-ci « a pour mission de faire prospérer l’entreprise et de garantir sa pérennité ». Pour cela, il fixe les « objectifs stratégiques », prend « les décisions importantes », assure « la bonne exécution des opérations » et « la communication avec les parties prenantes », représente l’entreprise « dans des contextes publics » et, enfin, « doit être capable de naviguer dans des environnements complexes et changeants ».

 

Un changement profond de mentalité

Il y a un côté intemporel dans cette définition des missions d’un « bon directeur
général » et pourtant cette dernière compétence requise, « la capacité à naviguer dans des environnements complexes et changeants » résonne particulièrement dans le contexte actuel. Rarement, au cours des quatre-vingts dernières années, nous avons eu l’occasion de ressentir une telle incertitude, une telle remise en cause de notre système de croyances qui a structuré notre inconscient collectif dans nos sociétés occidentales au lendemain de la Seconde Guerre mondiale : la croyance dans la croissance économique comme réductrice des inégalités et de la pauvreté, la croyance dans l’impact positif de l’innovation technologique au service de nos vies, la croyance dans la progression inéluctable de la démocratie avec pour corollaire la diminution de la violence civile et des guerres.

Les déséquilibres économiques, sociaux, environnementaux, technologiques,
géopolitiques prennent une importance toujours plus déterminante et rendent de plus en plus illisibles le monde d’aujourd’hui et surtout celui de demain. Certains trouvent cette situation particulièrement anxiogène, d’autres (une minorité) y voient de magnifiques opportunités pour innover et essayer de changer le cours des choses. Dans tous les cas, les vieilles boussoles sont cassées et de nouvelles croyances devront remplacer les anciennes afin de permettre à nos sociétés de sortir de l’impasse matérielle et morale dans laquelle elles se trouvent.

Ces impératifs s’imposent aux politiques qui nous gouvernent et aux citoyens que nous sommes, mais aussi à nos entreprises qui ont un impact important sur les termes de l’équation complexe à plusieurs inconnues qui nous est présentée: économie, environnement, technologie, société. Nous ne sommes pas dans une logique de causalité linéaire mais bien dans une structure systémique où tous les membres sont coresponsables des problèmes qui surviennent (et des solutions qui pourraient être trouvées). Les entreprises, leurs collaborateurs, leurs dirigeants ont un rôle important à tenir dans la redéfinition
de ce système et il ne semble plus possible de s’en tenir au seul « impératif économique » pour mesurer leur contribution à notre société.

 

Une tâche de plus en plus complexe

Si selon ChatGPT, la mission principale du directeur général est de « faire prospérer l’entreprise et de garantir sa pérennité », la signification même de ces
termes doit être redéfinie à l’aune de la crise que nous traversons. Prospérer en 2024 n’a plus la même définition qu’en 1960 au mitan des Trente Glorieuses et de l’envol de la société de consommation. Assurer la pérennité d’une entreprise en 2024 suppose un changement profond dans la mentalité de ses dirigeants.

J’ai fait mes études supérieures dans les années 1990, et j’ai notamment obtenu un MBA en 2001 à l’Insead, saint graal pour les futurs leaders. A cette époque, l’alpha et l’oméga de cet enseignement étaient de « maximiser la valeur pour les actionnaires ». Tous les efforts devaient être dirigés vers ce but qui assurerait la prospérité et la pérennité de l’entreprise. Progressivement, dans les décennies qui ont suivi, l’importance de satisfaire d’autres « parties prenantes » s’est peu à peu imposée dans la théorie et la pratique managériale : la prise en compte des intérêts (parfois contradictoires) des clients, des collaborateurs, des fournisseurs en plus de ceux des actionnaires est venue enrichir et complexifier la mission des directeurs généraux. Aujourd’hui, de nouvelles parties prenantes s’invitent à l’agenda des entreprises : l’environnement impacté par leurs activités, les communautés avec lesquelles elles interagissent (parfois à l’échelle d’un pays ou d’un continent), voire les générations futures potentiellement prétéritées par leurs modes opératoires actuels ou leurs investissements à venir. Faire prospérer et assurer la pérennité d’une entreprise n’a jamais été aussi complexe dans un monde incertain et volatil.


Comprendre, accepter et agir

Cette complexité peut décourager, voire paralyser, les dirigeants. Le narratif communément admis sur leur rôle (positif) dans la société, le sens (positif) donné à leur action et leur engagement est aujourd’hui brouillé, contesté par la crise que nous traversons. Et pourtant, le rôle des directeurs généraux n’a jamais été aussi important dans la sortie de l’impasse systémique dans laquelle nous nous trouvons. Pour cela, il est essentiel d’accepter le monde tel qu’il est et, en écho à la formule nietzschéenne d’amor fati, d’apprendre à aimer son incertitude et son chaos. Cette acceptation n’est pas un renoncement. Au contraire, c’est une invitation à agir. Le sens ne peut se retrouver que dans l’action en essayant, en fonction de ses moyens et avec humilité, de trouver sa place, de prendre ses responsabilités et d’agir positivement sur les différentes parties prenantes de l’entreprise. L’action raisonnée, à hauteur d’homme, reste le meilleur remède
contre l’anxiété et la perte de sens, pour transformer notre réel et s’opposer à la fatalité. Comprendre, accepter et agir, voici l’attitude nécessaire pour un dirigeant d’entreprise en 2024 afin de compléter la réponse de ChatGPT et « faire prospérer l’entreprise, garantir sa pérennité dans un environnement complexe
et changeant ».