Femmes et investissements : quelles stratégies pour déjouer les biais cognitifs?
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Nadège Guimard Senior Investment Consultant
Les normes sociales, l’héritage de l’histoire et même langage commun sont autant de freins pour les femmes à s’impliquer dans des sujets réputés traditionnellement masculins, comme celui des investissements financiers. Pourtant, de nombreuses études récentes le prouvent, lorsque les femmes investissent, elles performent. Alors, comment dépasser les clichés, quand s’ajoutent les biais cognitifs dont certains typiques de l’investisseur sont renforcés par le genre à l’instar de l’aversion aux pertes ou de l’estime de soi ? Tentative de réponse en 5 biais.
Les femmes et les investissements, un oxymore ?
De nombreuses récentes publications l’illustrent. Non seulement les femmes sont de plus en plus impliquées dans la gestion de leur finance, mais au niveau mondial, le montant total des richesses contrôlées par les femmes dépasserait les 90 milliards de dollars en 2023, soit un tiers de la richesse mondiale avec des taux de croissance en progression constante et supérieur à celui de leurs homologues masculins. Selon Boston Consulting Group 1 , les femmes accumulent chaque année 5 000 milliards de dollars supplémentaires au patrimoine mondial. D’après McKinsey2, les actifs des européennes pourraient croître à un taux de croissance annuel moyen de 8,1 %, contre 2,7 % pour les hommes, jusqu'en 2030. Sur une base cumulée, la part des investissements des femmes européennes devrait atteindre 45 % des actifs sous gestion d'ici 2030.
Une tendance et un potentiel en absolu qui n’ont pas échappé à l’industrie de la finance. Depuis la pandémie, la fragilisation de leur situation financière, mais également une plus grande flexibilité des temps de travail, avec la normalisation du télétravail sont des facteurs qui ont accéléré le mouvement : 50 % des femmes se disent s’intéresser à investir dans les marchés financiers en dehors de leur retraite et 42 % disent vouloir investir plus depuis la pandémie3. Un phénomène amplifié par le succès des plateformes de trading comme la célèbre Robinhood qui ont vu en moyenne les souscriptions féminines six fois supérieures à leur homologue masculin, selon une étude du Financial Times 4.
Alors, si les femmes semblent définitivement plus nombreuses et intéressées en matière d’investissement, les biais cognitifs seraient ils les derniers obstacles ?
Les biais cognitifs, quand notre cerveau nous trompe à notre insu
Les « biais cognitifs », sujet surmédiatisé en psychologie, décliné dans les stratégies marketing, mais également de plus en plus intégré et appliqué à la finance comportementale, se définissent communément comme des distorsions dans le traitement de l'information, qui induisent à des erreurs de jugement. Ils sont nombreux, inconscients et universels et sont souvent fondés sur des normes sociales et des stéréotypes qui impactent notre raisonnement. Les recherches sur le sujet du docteur en psychologie Daniel Kahneman lui ont valu un prix Nobel en 2002, non pas en médecine mais en économie. En effet, ses études sur ces biais humains ont été appliquées à la finance comportementale car au-delà d’impacter directement nos prises de décisions en général, ils influencent indiscutablement celles en investissement.
01. Neutraliser le « biais d’essentialisme »
Le biais d'essentialisme lié au genre implique de restreindre les compétences et les rôles sociaux au strict sexe biologique. En d’autres termes, la gestion patrimoniale serait supposée une affaire d’hommes. Le mot « patrimoine » vient littéralement du latin « patrimonium », l’héritage du père. Mais au-delà de cette étymologie explicitement genrée, la gestion dite en « bon père de famille » ou le « panier de la ménagère » sont autant d’expressions courantes qui continuent d’essentialiser les femmes et de les refréner à s’impliquer dans ce domaine.
Pour contrer ces stéréotypes de genre renforcés par les expressions et le langage commun, nous préférons donc faire référence à la gestion de fortune (mot féminin, au passage) et employer des termes et expressions neutres et contemporaines comme une gestion « prudente » et « indice des prix à la consommation ».
02. Corriger le biais de la représentativité
A l’image du médecin et de l’infirmière, celle du banquier et de son assistante : le biais de représentativité ou celui de l’association trompeuse. Ces représentations stéréotypées peuvent freiner les femmes, en tant que cliente et demandeuse de conseil face à des interlocuteurs souvent masculins. Comme le souligne l’ONU (www.unwomen.org) 5 de nombreux domaines souffrent de ce biais, les prix nobels, la politique, le cinéma, le sport, les étoiles Michelin…. En finance, si la féminisation de l’industrie progresse, tous les métiers de la banque ne sont pas au même niveau de diversité, en particulier en matière d’investissements. La médiatisation de certaines femmes investisseuses de Wall Street comme Cathie Wood, fondatrice de Ark Investissement, connue pour son style agressif dans les valeurs de la technologie ou le bitcoin commence à changer la perception et influence positivement toute l’industrie.
Parler de femme à femme en matière d’investissement, par le biais des conseillères en clientèle mais également des spécialistes en investissement. Considérer les besoins financiers spécifiques des femmes, s’adapter à leur besoin, comme le simple fait de considérer la prévoyance de manière différenciée pour des raisons démographiques évidentes sont des solutions pour pallier ce biais de représentativité.
03. Venus versus Mars : le biais de « l’heuristique de l’affect » face au biais de la « rationalité »
Deux biais opposés, très stéréotypés mais tout autant insidieux. Le premier, un biais perçu comme « féminin », car défini comme une tendance à prendre des décisions sur le coup de l’émotion. A l’opposé, le biais de la rationalité consiste à surestimer sa propre objectivité et sa capacité à prendre des décisions logiques. Non seulement, de nombreuses récentes recherches en neurologie prouvent qu'il n'existe pas de réelles différences entre un cerveau féminin et un cerveau masculin, mais au-delà de ce clivage hâtif et trompeur, l’un comme l’autre fausse le jugement et conduit à prendre de mauvaises décisions.
Ce pourquoi, en matière d’investissement, au-delà des genres, il est fondamental de travailler en équipe, en collégialité, en diversité mais également en contradiction. Avoir une rigueur méthodique et factuelle et, sinon les contrer, intégrer ces biais dans nos prises de décisions.
04. Une approche plus conservatrice, le biais de l’aversion à la perte
Ce biais cognitif repose sur le fait que nous ressentons la douleur de perdre deux fois plus fortement que le plaisir de gagner. Or, de nombreuses études académiques 6 sur le risque et le sexe ont mis en évidence une plus grande aversion au risque financier de la part des femmes. Elles investiraient dès lors moins ou alors de manière plus conservatrice, qui se confirme dans les profils de risque et les études empiriques. Interrogées sur leur attitude à l'égard du risque en matière d'investissement, Mckinsey 2 note une plus grande proportion de femmes que d'hommes à déclarer adopter une approche peu encline au risque en matière d'allocation d'actifs avec une part exposée aux actions inférieures par rapport à la moyenne des portefeuilles masculins.
De fait, sur une base comparable ajustée au risque, la diversité voire la parité sont une stratégie payante en termes de performances dans la gestion d’actifs6
05. « Le pire ennemi de l'investisseur (...) c’est sans doute lui-même » – Benjamin Graham : le biais de l’excès de confiance
Le biais d’excès de confiance, il se traduit par une surestimation de sa performance réelle 7. Or, si les hommes seraient plus confiants dans leur succès dans des situations incertaines que les femmes, les études académiques nous montrent également que dans une population de dirigeants et de professionnels la différence de sexe liée à la prise de risque financier s’estompe, notamment par le niveau des diplômes financier obtenus.
Ce pourquoi, les femmes s'appuient davantage sur des conseillers professionnels lorsqu'elles prennent des décisions d'investissement : 64 % des femmes font appel à des conseillers professionnels, contre seulement 46 % des hommes 8. Or les femmes sont mal entendues. Alors que le besoin et l'appétit de conseils financiers augmentent, les femmes restent aujourd'hui mal desservies sur le plan financier. Une étude réalisée en 2022 par Ellevest a révélé que près de 70 % des femmes américaines n'ont jamais rencontré de conseiller financier, contre 41 % des hommes 9.
Cadrer, éduquer, accompagner sont les trois piliers du conseil en général, pour les femmes, peut-être raisonnent ils davantage. Si ces biais sont universels et impossibles à contrer, ils peuvent en revanche être intégrés dans le processus d’investissement. En être conscient est une première grande étape, avoir une rigueur méthodique et factuelle, être inclusif, dépasser les stéréotypes, et les normes sociales et inviter les femmes à s’impliquer dans la gestion de leur fortune sont de probables clefs pour les transcender et offrir un meilleur service.
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Références :
1. BCG, Managing the Next Decade of Women’s Wealth, April 2020
2. McKinsey, as of June 23, 2022. https://www.mckinsey.com/industries/financial-services/our-insights/wake-up-and-see-the-women-wealth-managements-underserved-segment
3. Fidelity Investment 2021 Women and Investing Study
4. « Women outpace men in signing up to investment platforms », Financial Times, décembre 2020
5. La représentation des femmes dans la société | ONU Femmes (unwomen.org)
7. “Boys Will Be Boys: Gender, Overconfidence, and Common Stock Investment”
8. J.P. Morgan, Women and Investing: Planning for the Future, April 2021
9. Ellevest, The State of Women’s Financial Wellness in 2022, as of August 2022
Auteur
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Nadège Guimard, diplômée en Business and Corporate Finance de Toulouse Business School, a débuté sa carrière à Newedge à Paris, puis au Luxembourg en structuration de fonds d’investissement. Elle a ensuite travaillé chez Candriam Asset Management avant de devenir responsable de la gestion discrétionnaire à la Banque Internationale à Luxembourg, puis spécialiste en fonds d’investissement à Genève chez Julius Baer. Avec près de dix ans d'expérience en conseil en investissements multi-classes d’actifs, elle rejoint l'équipe Investment Consulting de Piguet Galland & Cie, valorisant l'échange avec les clients et l'apprentissage continu.